Sept

Le mercredi matin, Sébastian Vogel rejoignit Chris à l’une des minuscules tables de fortune installées dans la cafétéria du centre communautaire.

On fournissait sans frais aux pensionnaires involontaires un petit déjeuner de croissants, d’œufs brouillés trop liquides, de jus d’orange et de café. Chris commença par le café. Il lui fallait un peu de réconfort neurochimique avant même de jeter un coup d’œil sur la table chaude.

Sébastian arriva d’un pas tranquille et lâcha un exemplaire de Dieu & le vide quantique sur la table. « Élaine m’a dit que vous étiez curieux de le lire. Je vous l’ai dédicacé. »

Chris s’efforça de paraître reconnaissant. Le livre était une édition de qualité, imprimée sur du vrai papier et relié en cahiers, aussi solide qu’une brique et à peu près aussi lourd. Il imagina Élaine réprimer un sourire en disant à Sébastian à quel point Chris « tenait » à le lire. Sébastian devait se balader dans Blind Lake avec une valise pleine de ses bouquins, comme pour une tournée de promotion.

« Merci, dit Chris. Je vous dois un des miens.

— Inutile. J’ai téléchargé un exemplaire de Réponses pondérées quand on avait encore une connexion. Élaine le recommandait avec beaucoup de chaleur. »

Chris essaya d’imaginer un moyen de rendre la monnaie de sa pièce à Élaine. Peut-être en assaisonnant ses céréales de strychnine.

« Elle semble penser, continua Sébastian, que ce problème de sécurité pourrait nous avantager. »

Chris feuilleta le livre de Vogel en parcourant les titres de chapitres. « Emprunter Dieu, lut-il. Pourquoi les gènes font-ils les esprits & où ils les trouvent. » Cette pernicieuse esperluette. « Nous avantager de quelle manière ?

— On voit l’institution en situation de crise. Surtout si le blocus se poursuit longtemps. Élaine dit qu’on arrivera à contourner la machine à relations publiques d’Ari Weingart et à parler à de vrais gens. À voir un côté de Blind Lake jamais exploré par la presse. »

Elle avait raison, bien entendu, et pour une fois Chris avait de l’avance sur elle. Cela faisait deux jours qu’il interviewait les ouvriers bloqués sur place pour recueillir leurs impressions.

Il n’avait pas eu besoin des encouragements d’Élaine durant leur dîner au Sawyer’s. Il savait très bien que, selon toute probabilité, il se trouvait face à sa dernière chance de sauver sa carrière de journaliste. Restait à savoir s’il voulait saisir cette chance, Comme l’avait aussi souligné Élaine, d’autres options s’ouvraient à lui. L’alcoolisme ou la toxicomanie, par exemple, qu’il avait côtoyés d’assez près pour en comprendre l’attrait. Il pouvait également accepter un emploi de rédacteur de publicités ou de manuels techniques et avancer ainsi incognito jusque dans une cinquantaine paisible et respectable. Il ne serait pas le premier adulte à devoir revoir ses aspirations à la baisse et ne se sentait pas à plaindre pour cela.

Cette mission à Crossbank et Blind Lake était arrivée comme un rêve d’enfance trop longtemps différé. Un rêve éculé. Il avait grandi dans l’amour de l’espace, avait chéri les premières images des interféromètres optiques de la Nasa et d’Eurostar – des images préliminaires et grossières incluant les deux géantes gazeuses du système UMa47 (toutes deux avec d’énormes et complexes systèmes d’anneaux) et une tache alléchante : une planète rocheuse à l’intérieur de la zone habitable de l’étoile.

Ses parents avaient laissé libre cours à son enthousiasme sans jamais vraiment le comprendre. Seule sa petite sœur Portia voulait bien l’écouter en parler, et elle considérait ces discussions de la même manière que les histoires pour s’endormir. Tout était une histoire, du point de vue de Portia. Elle aimait l’écouter parler de ces mondes distants qu’on pouvait visualiser depuis peu, mais exigeait toujours de lui qu’il aille au-delà des faits établis. Y avait-il des gens sur ces planètes ? À quoi ressemblaient-ils ?

« On ne sait pas, lui répondait-il. Ils n’ont pas encore découvert ça. » Portia faisait une moue de déception – il n’avait qu’à inventer quelque chose – mais Chris avait acquis ce qu’il considérerait plus tard comme un respect journalistique pour la vérité. Si vous compreniez les faits, ceux-ci n’avaient nul besoin d’embellissement : ils étaient merveilleux en eux-mêmes et leur véracité les rendait encore plus fascinants.

Puis le signal de l’interféromètre de la Nasa avait commencé à faiblir et les nouvelles installations O/BEC, des ordinateurs quantiques sur lesquels tournaient des réseaux neuronaux adaptatifs dans une architecture organique ouverte, furent mobilisées pour extraire du bruit les dernières gouttes de signal. Bien entendu, elles avaient fait davantage. Par leurs analyses de Fourier récursives de plus en plus poussées, elles avaient d’une manière ou d’une autre dérivé une image optique même après que les interféromètres eux-mêmes avaient cessé de fonctionner. L’appareillage analytique avait remplace le télescope qu’il était censé assister.

Chris passait sa dernière année chez lui quand les premières images de HR8832/B furent transmises aux médias. Sa famille n’y avait prêté que peu d’attention. Portia, à cette époque-là une adolescente joyeuse ayant découvert la politique, se sentait frustrée qu’on ne l’autorise pas à aller à Chicago protester contre l’inauguration du Commonwealth Continental. Ses parents s’étaient l’un après l’autre réfugiés dans leurs univers de poche – son père dans le travail du bois et l’Église presbytérienne, sa mère dans une vie de bohème tardive marquée de rencontres Mensa, de blouses de madras, de fêtes parapsychiques et d’écharpes afghanes.

Et même s’ils s’étaient émerveillés des images de HR8832/B, ils ne les avaient pas vraiment comprises. Comme la plupart des gens, ils n’arrivaient pas à se représenter l’immensité de la distance les séparant de la planète, ni ce que cela signifiait d’orbiter autour d’une « autre étoile », ni pourquoi ses paysages marins étaient jolis plus que d’une manière abstraite, ni enfin pourquoi on parlait autant d’un endroit que nul ne pouvait visiter.

Chris avait été saisi d’une envie éperdue de leur expliquer. Une autre impulsion journalistique naissante. La beauté et l’importance de ces images étaient transcendantes. Cet exploit marquait l’apothéose de la lutte que l’humanité menait depuis dix millénaires contre l’ignorance. Il rachetait les inquisiteurs de Galilée et le bûcher de Giordano Bruno. C’était une perle sauvée des décombres de l’esclavage et de la guerre.

C’était aussi une merveille d’un jour, une bulle médiatique, une source de revenus temporaire pour l’industrie du gadget. Dix ans avaient passé, l’effet O/BEC s’était avéré difficile à comprendre et à reproduire, Portia avait disparu, et la première tentative de Chris pour faire du journalisme sur la longueur d’un livre avait tourné au désastre. La vérité était une matière première difficile à vendre. Même à Crossbank, même à Blind Lake, le discours scientifique avait pour ainsi dire sombré dans des chamailleries intestines sur les images cibles et leur interprétation.

Et pourtant, Chris était là. Désabusé, désorienté et dans la merde, mais avec une dernière chance de dénicher cette perle et de la partager. Une chance de réimplanter la beauté et l’importance qui l’avaient autrefois ému presque jusqu’aux larmes.

Il regarda Sébastian Vogel installé en face de lui, de l’autre côté de la table en plastique tachée. « Qu’est-ce qu’il signifie pour vous, cet endroit ? »

L’homme haussa les épaules d’un air aimable. « Je suis arrivé ici de la même manière que vous. J’ai eu un appel de Visions, j’en ai discuté avec mon agent et j’ai signé le contrat.

— Ouais, mais ce n’est que ça ? L’occasion d’être publié ?

— Je ne dirais pas cela. Je ne suis sans doute pas aussi sentimental qu’Élaine sur le sujet, mais je reconnais l’importance du travail effectué ici. Toutes les avancées astronomiques depuis Copernic ont changé le regard de l’humanité sur elle-même et sur sa place dans l’univers.

— Oui, mais il n’y a pas que les résultats, le processus entre aussi en ligne de compte. Galilée aurait pu expliquer le principe du télescope à presque n’importe qui, avec un peu de patience. Mais même les opérateurs de l’O/BEC sont incapables de vous dire ce qu’ils font.

— Vous demandez quelle est la meilleure histoire, dit Sébastian, ce que nous voyons ou ce qui nous permet de le voir. C’est un angle intéressant. Vous devriez peut-être parler aux ingénieurs de l’Allée. Ils sont sans doute plus accessibles que les théoriciens. »

Parce qu’ils se fichent de ce que j’ai révélé au public sur Galliano, se dit Chris. Parce qu’ils ne me considèrent pas comme un Judas.

 

L’idée ne manquait néanmoins pas d’intérêt. Après le petit déjeuner, il appela Ari Weingart pour lui demander un contact à l’Allée.

« L’ingénieur en chef y est Charlie Grogan. Si vous voulez, je le contacte et j’essaye d’arranger une rencontre.

— Ce serait sympa, répondit Chris. Du nouveau sur le blocus ?

— Non, désolé.

— Aucune explication ?

— Il va sans dire que c’est inhabituel, mais non. Et inutile de me dire à quel point les gens sont en rogne. On a un type, au département du personnel, dont la femme a commencé à accoucher vendredi juste avant la fermeture des portes. Vous imaginez sa joie. »

Sa situation n’avait rien d’unique. Cet après-midi-là, Chris interrogea trois autres journaliers dans le gymnase de Blind Lake, mais ceux-ci avaient surtout envie de parler du blocus : les familles injoignables, les animaux domestiques délaissés, les rendez-vous manqués. « Ils pourraient au moins nous filer une putain de ligne audio vers l’extérieur, lui dit un électricien. Qu’est-ce que cela pourrait faire, après tout ? Quelqu’un va nous bombarder par téléphone ? En plus, il y a des rumeurs qui commencent à circuler, normal quand on n’arrive pas à avoir la moindre véritable info. Une guerre pourrait avoir éclaté, pour ce qu’on en sait. »

Chris ne pouvait qu’en convenir. Un blocus temporaire pour un problème de sécurité était une chose, Passer la plus grande partie de la semaine sans qu’aucune information ne circule ni dans un sens ni dans l’autre frôlait la démence. À force, ils finiraient par avoir l’impression qu’il s’était produit à l’extérieur un événement d’une extrême gravité.

Et peut-être était-ce le cas. Mais cela n’expliquait rien. Même en temps de guerre, quel danger faisait courir une connexion video ou web ? Pourquoi mettre en quarantaine non seulement la population de Blind Lake, mais aussi tous ses canaux de données ?

Qui cachait quoi, et a qui ?

 

Il avait prévu de passer l’heure d’avant le dîner à mettre vaguement de l’ordre dans ses notes, il commençait à envisager la possibilité d’un article fini, peut-être pas les vingt mille mots demandés par Visions, mais pas loin. Il tenait même un fil conducteur : les miracles enfouis sous l’aptitude humaine à l’indifférence. La culture somnolente d’UMa47/E comme miroir lointain.

Un projet de ce genre lui ferait du bien, lui permettrait peut-être même de retrouver une partie de sa confiance en lui.

Ou alors il s’éveillerait le lendemain dans son habituelle brume d’autoapitoiement castrateur, en sachant qu’il ne trompait absolument personne avec sa poignée d’interviews à moitié retranscrites et ses fragiles ambitions. Cela aussi était possible. Peut-être même probable.

Il leva à temps les yeux de l’écran de son serveur de poche pour voir Élaine foncer sur lui. « Chris !

— Occupé.

— Il se passe des choses au portail sud. Je me suis dit que tu voudrais peut-être voir ça.

— Et il se passe quoi ?

— Qu’est-ce que j’en sais ? Quelque chose de gros arrive lentement par la route. On dirait un véhicule automatique. On le voit du haut de la colline derrière Hubble Plaza. Ton petit gadget sait faire de la capture vidéo ?

— Bien sûr, mais…

— Alors emporte-le. Viens ! »

À pied, le trajet du centre communautaire au sommet de la colline ne prenait pas beaucoup de temps. Ce qui se passait sortait assez de l’ordinaire pour qu’un petit groupe de personnes se soit rassemblé pour y assister, et Chris vit aussi des visages aux fenêtres de la tour sud de Hubble Plaza. « Tu en as parlé à Sébastian ? »

Élaine roula des veux. « Je ne reste pas en permanence eu contact avec lui et je doute que cela l’intéresse. À moins que ce soit l’esprit saint qui roule sur la route. »

Chris plissa des yeux pour regarder au loin.

On voyait sans difficulté la route sinueuse qui s’éloignait de Blind Lake sous un plafond de gros nuages bas. Et quelque chose approchait en effet de l’extérieur du portail verrouillé. Chris estima qu’Élaine devait avoir raison : on aurait dit un gros dix-huit roues sans conducteur, le genre de camion de marchandises automatique utilisé par l’armée cinq ans plus tôt pendant la crise turque. Entièrement peint en noir et sans le moindre marquage, pour ce que Chris en voyait à cette distance. Il avançait à une vitesse qui ne pouvait dépasser vingt kilomètres heure, et se trouvait donc encore à une dizaine de minutes du portail.

Chris filma quelques secondes. « T’es en bonne forme physique, j’espère ? lui demanda Élaine. Parce que j’ai l’intention de courir là-bas voir ce qui se passera à l’arrivée de ce truc.

— Ça pourrait être dangereux », dit Chris. Sans parler du froid. La température avait chuté de quelques degrés en une heure. Il n’avait pas de veste.

« Sois un homme, râla Élaine. Le camion n’a pas l’air armé.

— Non, mais il est blindé. Quelqu’un s’attend à des problèmes.

— Raison de plus. Écoute ! »

Un bruit de sirènes. Deux fourgonnettes de la sécurité de Blind Lake passèrent à toute vitesse en direction du sud.

Élaine était plutôt vive pour une femme de son âge. Chris dut accélérer pour ne pas se laisser distancer.

 

Blind Lake
titlepage.xhtml
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_000.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_001.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_002.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_003.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_004.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_005.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_006.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_007.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_008.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_009.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_010.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_011.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_012.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_013.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_014.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_015.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_016.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_017.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_018.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_019.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_020.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_021.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_022.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_023.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_024.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_025.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_026.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_027.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_028.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_029.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_030.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_031.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_032.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_033.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_034.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_035.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_036.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_037.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_038.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_039.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_040.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_041.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_042.html
Wilson,Robert Charles-Blind Lake(2003).French.ebook.AlexandriZ_split_043.html